L'école de danse de Québec

Entrevue avec Emmanuel Jouthe sur Territoires d’action, sa création pour la cohorte de 1re année | SFS FS 2023

23 mai 2023

« [...] que ce soit à travers la sensation, à travers la pensée, la comparaison; que ce soit à travers le désir, le refus - il y a quelque chose qui va continuer d’émerger [...] : au niveau de l'occupation, au niveau de l'individu qui, dans le presque rien, doit trouver une façon de laisser sortir sa lumière. » Entrevue avec Emmanuel Jouthe sur Territoires d’action, sa création originale, créée pour la cohorte de 1re année dans le cadre du Spectacle de fin de saison de la Formation supérieure 2023.

Au printemps 2023, les étudiant·es de 1re année de la Formation supérieure en danse contemporaine ont eu la chance de plonger dans l’univers d’Emmanuel Jouthe, chorégraphe et directeur artistique de la compagnie Danse Carpe Diem, lors de son passage à l’École. Territoires d’action, l'œuvre chorégraphique originale issue de leur rencontre a été présentée sur scène dans le cadre du Spectacle de fin de saison de la Formation supérieure en danse contemporaine 2023 les 11 et 12 mai derniers et sera accessible en webdiffusion du 24 mai au 7 juin prochains.

  • Lorsque tu enseignes aux futurs professionnels de la danse, qu'est ce que tu souhaites leur transmettre en premier lieu ?

Je crois que je souhaite surtout leur transmettre de ne pas oublier pourquoi ils et elles sont là. Si je travaille avec des finissants, je veux vraiment essayer de leur transmettre la nécessité de l'autocritique, de l'autonomie, de vraiment travailler leur proposition et leur art afin qu’ils puissent se forger davantage une confiance, mais aussi de saisir l'opportunité d’exprimer leur voix. À ce moment-là, on est plus dans un cadre académique, on est dans un cadre de sortie, et cette voix là, il faut qu'elle prenne toute la place. Si je travaille avec des étudiantes en première année, je leur fais comprendre qu'elles ont une voix en elles et qu'elles doivent la trouver. Donc, ce que je veux leur transmettre en début de parcours, c'est de trouver leur voix et à la fin, c’est d’en être responsable et de l’utiliser. 

Sinon sur le plan physique, je tente de leur faire comprendre que déjà au niveau des rôles, il y a une très grande subtilité entre qui guide et qui est guidé, et qu’on s'inscrit dans une forme de collaboration, où il est surtout question de se poser des questions ensemble et de tenter d'y répondre ensemble, en précisant nos rôles, mais quand même en étant solidaires à travers les mêmes choix. J'essaie de leur faire comprendre qu’en tant qu'interprètes, ils ont énormément de pouvoir. Les individus, les personnes, ont énormément de pouvoir. Un processus de création en fait, c'est l'échange et la communication de ces pouvoirs-là.

J'aime que l'interprète, dans sa trajectoire, soit confronté à être actif. Je pense que quand on connaît quelque chose, on le connaît et c’est tout, mais quand on dépasse ce seuil-là, c’est très excitant. Je ne parle pas de se lancer dans le vide, mais je parle de ce petit espace juste au-delà de ce qu’on connaît, où on a la possibilité de découvrir.

  • Est-ce qu'il y a un événement spécial qui a influencé ton choix de te lancer dans la danse?

C'est drôle à dire, mais je pense que c’était le mal de vivre en fait. Je n'arrivais pas à trouver comment vivre, comment être, comment m'exprimer, comment être heureux, comment être bien avec moi-même. Je suis d'origine haïtienne, je suis né à Montréal, je suis [donc] pleinement québécois, mais en même temps, j'ai eu à travailler davantage pour métaboliser mon identité, sachant que j'étais un peu à l'interstice de deux cultures, celle de mes parents et celle qu’on pourrait appeler la culture dominante. Il fallait que je pousse et que je grandisse à travers cela. C'était un défi pour moi sur le plan psychologique, sur le plan de mon âme. Et puis, j’étais beaucoup dans ma tête, dans mes réflexions. À un moment donné, j'ai vraiment pris le goût, l'envie, le besoin de m'inscrire dans une forme de communication qui était différente et qui passait par l'expression corporelle; qui demandait en fait de suivre une autre forme de message, de référent. La matière s’exprimait différemment pour moi. Et donc [à 25 ans], j'ai tenté des études en danse.

  • Quand on t'a contacté pour travailler avec nos étudiantes de première année, quelles ont été tes premières pensées?

Mes premières pensées [étaient] que je suis d’une autre génération. Ce n'est pas la première fois que je viens à L’École de danse de Québec, c’est la troisième ou quatrième fois. [Par contre,] la première fois que je suis venu, j'avais 30 ans et j’étais avec des jeunes de 22 ans… J'avais plus d'expérience [qu’eux], mais j’étais dans le même sillon, dans la même vibration, si je peux dire. Avec le temps, il y a un écart qui se crée et il y a même cette responsabilité qui s'ajoute, qui est celle de voir comment cette notion, ce désir, ce besoin, cette réalité de transmission peut s'appliquer à plusieurs niveaux. Ainsi, j'ai décidé d’amener avec moi deux collègues de Montréal dans la vingtaine, [Lila Geneix et Mélia Boivin,] pour m'aider à transmettre à des plus jeunes. Donc, [il fallait que je transmette] une approche, une intention, une sensibilité pédagogique à des plus jeunes vers des plus jeunes encore. [...]

  • Comment décrirais-tu le processus de création avec les étudiant·es?

Cela fait très longtemps que je ne chorégraphie plus à proprement parler et que je suis plutôt dans l'écriture. J'arrive avec des territoires, des notions, des lieux, des mises en situation et je laisse tout cela se déployer afin de retrouver la nature, la dimension très organique et très aléatoire de la vie, qui passe à travers la matière dans notre environnement. Et j'essaie de retrouver cela sur le corps. Mais avec des étudiantes de première année, [...] je suis retourné puiser dans des outils chorégraphiques de composition que j’utilisais avant. J'ai eu du plaisir à voir qu’elles mordaient dans la proposition. Elles sont allumées, elles ont faim, elles sont très volontaires. [...] Elles m’attendaient avec impatience. Pas moi personnellement, mais elles attendaient la danse. 

  • Quel a été ton objectif principal pour cette création?

Même si je suis retourné à travers des outils de composition qui pour moi sont passés-date par rapport à moi même, j'ai quand même été en mesure de conserver quelque chose qui m'est très important : même en dansant, le corps est en train de travailler tout le temps. On est tout le temps en train de grandir. On vient d’un Big Bang qui est toujours en train de s'étendre. Même si on est dans une forme de silence, de calme, il y a tout le temps, dans le mouvement, une forme de paradoxe, une implosion et une explosion en même temps. Et je cherche cette charge, je cherche cette tension, je cherche à ce que l'on soit simple à travers cette réalité très exigeante. Ce que les jeunes ont été en mesure de m'apporter, c'est une forme qu'on a appelée avec le temps « leur préoccupation ».

La chorégraphie, en fait, c'est une trajectoire, des lignes, des gestes, et cela est leur préoccupation. C'est super. Maintenant, l'enjeu, c'est de voir comment elles vont occuper cette préoccupation. Et c'est ce qui, à tous les jours, va être un défi pour elles. [Que ce soit] à travers leur voix, qui, chaque jour, va prendre un peu plus de place; que ce soit à travers la sensation, à travers la pensée, la comparaison; que ce soit à travers le désir, le refus - il y a quelque chose qui va continuer d’émerger et c'est là où je sens que la pièce va bouger : au niveau de l'occupation, au niveau de l'individu qui, dans le presque rien, doit trouver une façon de laisser sortir sa lumière. Elle est là, la vie. 

  • Est-ce que c'est pour cette raison-là que que tu as décidé de travailler les états de corps dans cette chorégraphie?

Oui, parce que je me dis que le corps sait déjà, il est déjà parfait et il est déjà unique. Les états de corps sont une façon de s'approprier une situation, un moment, sa journée, ce qui se passe maintenant, ce qui va se passer plus tard, à travers une forme. Le mouvement, il est là. En fait, à chaque fois, d’une présentation à une autre, d'un enchaînement à l'autre, c'est ça qui va changer. C'est cette subtilité-là qui va changer. Je trouve que cela fait chanter l’âme un peu. Alors, j’ai toujours hâte à ce moment-là. Je pense que plus je mets une interprète dans une situation qui est « difficile », plus j'ai confiance qu'il peut y avoir une belle rencontre entre le désir et la possibilité. 

[Par rapport à la création], BB King disait quelque chose comme When you love it, you gotta kill it. Parce que cela te met dans une posture où tu restes dans une certaine passivité. Et j'aime que l'interprète, dans sa trajectoire, soit confronté à être actif. Je pense que quand on connaît quelque chose, on le connaît et c’est tout, mais quand on dépasse ce seuil-là, c’est très excitant. Je ne parle pas de se lancer dans le vide, mais je parle de ce petit espace juste au-delà de ce qu’on connaît, où on a la possibilité de découvrir. Découvrir et non subir.

  • Est-ce que les états de corps dans un contexte de performance demandent une autre sorte de préparation mentale ou physique?

Paradoxalement, je serais porté à dire que non, en ce sens que [je ne sais pas si] ce que je demande va chercher directement dans le terreau de l’entraînement en danse, [même si] s’entraîner en danse est très exigeant. [Ce que je demande], c’est d’être en mesure d’être sur le même diapason que ton corps. Et cela, pour moi, c’est une opportunité de s’ouvrir. C’est de garder une bonne hygiène par rapport aux défis qui t’amènent tous les jours dans tes classes et je pense que des fois on réussit, des fois on réussit moins. En tout cas, cet état d’esprit nous permet en quelque part de rester disponible, ce qui est à mon avis une forme d’acuité qui nous aide lorsqu’on plonge dans les états d’âmes, qui nous donne confiance d’être capable. 

  • Pendant ton passage à L’EDQ, tu es accompagné par Lila Geneix et Mélia Boivin, deux artistes parrainées par la Cie Emmanuel Jouthe | Danse Carpe Diem, dont tu es le directeur artistique depuis 1999. Pourquoi as-tu choisi de travailler avec elles sur cette pièce et quels sont leurs rôles pendant la création? 

On s'est attribué des rôles différents. Ma collaboration avec Lila était beaucoup plus proche de la création, donc la construction de la proposition. Tandis qu'avec Mélia, c’était plus dans le lien avec le corps et l’interprète. Et puis, moi aussi, j’ai été mis au défi de guider les jeunes. Deux répétitions sur cinq, deux entraînements sur cinq, pour les amener à se pousser. Je trouve cela intéressant, parce que nous sommes de  générations différentes. Je pense que j'ai le cœur dans la main. J'aime les gens, je respecte les gens, mais en même temps, je ne mets pas de gants, tu sais. Let's go! Je ne viens pas de la génération « Si tu as envie, si tu te sens confortable…», non. [...] Si tu ne le fais pas, comment vas-tu savoir jusqu’où s’étend ton safe space? [Bref], je trouve cela intéressant que les générations se confondent.

  • Alors, ce que tu enseignes va plus loin que le simple fait de danser.

Oui! Parce que bizarrement, je ne sais pas comment transmettre [l’idée de] danser. Je n’ai jamais su. Je suis plutôt un performeur, un bougeur. Mais, je me suis cherché longtemps dans ma vie. J'ai hérité de cette possibilité de foncer! [...] Puis j’ai envie de la transmettre aux jeunes.  

Donc, je ne donne pas beaucoup d'éléments. Des fois je donne des consignes [qui sortent] les interprètes de leur cadre, de la méthode pédagogique à laquelle elles sont habituées. Souvent, j'aime travailler avec ce qui est inattendu. Alors, je demande des mouvements qui ne sont pas compris et [les étudiantes] cherchent. Elles m'inspirent par leur façon de chercher. Là, je trouve [que] cela fait sens. Et c'est cette gestuelle finalement que je prends, au lieu de prendre celle que j'ai concocté, qui est toujours, d’une certaine façon, ennuyante, parce qu’[elle] vient de moi et que donc, c’est inintéressant en soi, à travers les autres. Ce sont les autres qui sont intéressants à travers eux-mêmes, je pense.

  • C’est une approche chorégraphique qui donne de la place aux interprètes.

Oui! Les danses contemporaines en 2023, c'est d'abord et avant tout les interprètes, celui qui est sur la scène. L'idéal, c'est de ne pas avoir la réponse par rapport à la question suivante « Qui interprète qui? ». À partir de là, il y a une belle rencontre [entre chorégraphe et interprète], et le danseur a cette possibilité d'exprimer un très beau pouvoir qui est celui d'altérer l'espace et le temps à travers son corps, ses énergies et sa voix, sur scène, devant un public. C’est l’objectif [d’un travail chorégraphique]. Dans un contexte scolaire, [mon mandat] est d'abord et avant tout d'enseigner à des jeunes, leur transmettre une passion et d'en arriver à un lieu commun qu'on appelle aujourd'hui une chorégraphie.

© L'EDQ
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  • Comment  peut-on reconnaître ta signature artistique dans Territoires d’action?

On peut la reconnaître dans le mouvement et le corps contenu. Ce corps qui passe par des lignes, soit idiosyncratiques ou bien dures pour le corps. On va reconnaître un peu mon écriture dans un mouvement qui n’est pas gracieux, mais qui n’est pas disgracieux non plus. Ce qui est répétitif. Un corps qui est pris dans la répétition de mouvements qui sont très banals, mais qui, à force d’être répétés, nous suggèrent autre chose.

J’aime l'évanescence, et comment essayer de rapporter cette notion sur scène. Je pense que moins il y a de mouvements, plus il y a cette possibilité de suggérer l’évanescence et la migration de l’imaginaire à travers le corps. Je pense qu’on va reconnaître cela dans cette pièce.

  • Pourquoi penses-tu que le public devrait voir Territoires d’action dans le cadre de la webdiffusion en différé du Spectacle de fin de saison de la Formation supérieure 2023?

Parce que ce sont des jeunes interprètes magnifiques. Je suis en danse [depuis 27 ans] et cela fait environ 23 ans que je suis invité à rencontrer des groupes, et [ce groupe de 1re année] est l’un des groupes les plus forts que j’ai vu en 23 ans! Il y a beaucoup d’avenir dans cette distribution, dans cette promotion. Il y a une très belle chimie, une belle écoute [...] [et] un bel effet d’ensemble. Je pense que c’est une musique envoûtante aussi, qui est agréable à écouter. Et puis, c’est toujours bien d’avoir accès à une autre de ces danses contemporaines.

  • Si tu avais un conseil à donner à des étudiants en danse contemporaine, quel serait-il?

Je dirais que la réponse par rapport à la danse contemporaine, paradoxalement parlant, ne se trouve que rarement au même moment [où les questions surgissent]. Elle apparaît tout le temps plus tard. Donc je leur dirais de faire confiance au moment présent, d’y aller pleinement, pleinement. Et pour le reste, ils verront après.

L’École de danse de Québec tient à remercier chaleureusement Emmanuel Jouthe pour le partage de ces quelques pensées avec le public!

L’EDQ reçoit chaque année plusieurs artistes, chorégraphes et professeur·es invité·es afin d’initier les étudiant·es à divers processus créatifs.

***

Maryse Boulanger

BIOGRAPHIE D'EMMANUEL JOUTHE

Diplômé de l’Université du Québec à Montréal, Emmanuel Jouthe cofonde la compagnie Danse Carpe Diem et s’y démarque comme chorégraphe-interprète. Après quatre ans de codirection artistique assumée par six membres, chorégraphes et interprètes, Emmanuel Jouthe devient en 1999 l’unique directeur artistique de Danse Carpe Diem/Emmanuel Jouthe. Son vocabulaire chorégraphique unique croisant énergie vive et intensité dramatique est rapidement remarqué par les producteurs nationaux et internationaux. Il entame alors de nombreuses collaborations et, au cours des dix dernières années, réalise plus d’une quinzaine de pièces qui viennent alimenter son répertoire. Constamment en ébullition et en quête de nouveaux défis, il n’hésite pas à travailler sur des projets en relation avec d’autres chorégraphes et artistes, tout en cherchant de nouvelles manières d’explorer d’autres territoires scéniques (in situ) et des relations de proximité entre le spectateur et la danse comme Écoute pour voir (2008), Suites perméables (2015) et Chairs miniatures (2015) en témoignent.

VISIONNEZ TERRITOIRES D’ACTION

Après avoir été présentée sur scène à la salle Multi de Méduse dans le cadre du Spectacle de fin de saison de la Formation supérieure en danse contemporaine 2023 de L’EDQ les 11 et 12 mai 2023, Territoires d’action sera disponible sous forme de webdiffusion en différé du 24 mai au 7 juin prochain.

*Billets en vente sur le site de la billetterie de l’École jusqu’au 31 mai à 23h59.

ACHETER MON BILLET DÈS MAINTENANT

Étudiant·es de 1re année : Sarah Atallah, Marilou Bourdon, Marie Després, Julia Frison, Lucia Goubin, Violette Houssin, Laurence Marin, Sara Nadon, Lola Picard et Alice Villeneuve.

*Le programme Danse-interprétation de L'École de danse de Québec est offert en partenariat avec le Cégep de Sainte-Foy.

À VOIR AUSSi

WEBDIFFUSION DU SPECTACLE DU PROJET DE FIN D’ÉTUDES DES FINISSANT·ES 2023